Le grand soir des vapoteurs

Le grand soir des vapoteurs

Par Antoine Flahault, professeur de santé publique à la Faculté de Médecine Descartes, Sorbonne Paris Cité

 

Il était probablement impossible, il y a seulement quelques années d'imaginer raisonnablement l'interdiction pure et simple du tabac, même si certains la prônaient, comme la journaliste santé du Figaro Martine Perez dans l'un de ses ouvrages (Interdire le tabac. L'urgence ! Le plus grand scandale de santé publique", éditions Odile Jacob), mais sa proposition à l'époque n'a jamais été relevée sérieusement par aucune femme ni aucun homme politique à ma connaissance. Parce que les politiques avaient probablement l'intuition que l'addiction à la nicotine était si forte dans la population qu'une telle interdiction ne serait pas seulement acceptée par les électeurs. Or nous sommes en démocratie, et de telles décisions ne peuvent pas être envisagées sur le seul constat de l'expertise. Le constat de l'expertise est cependant accablant depuis 1950, l'année ou Sir Bradford Hill (annobli par la Reine depuis) a mis en évidence la relation épidémiologique entre la fumée de cigarette et le cancer du poumon (archive accessible en anglais). On estime que le tabac a tué prématurément 100 millions de personnes au XXème siècle, et qu'il est parti, dans sa course actuelle pour tuer prématurément 1 milliard d'être humains au XXIème, si rien n'est fait pour stopper efficacement sa consommation. Il tue chaque année 650 000 personnes dans la seule Union Européenne. Mais la connaissance de tout cela ne suffit pas aux fumeurs à arrêter de fumer. Il a fallu faire davantage, et tous les pays développés ont mis en oeuvre, plus ou moins rapidement, avec plus ou moins d'efficacité, des campagnes anti-tabac, des hausses des taxes, et des mesures restrictives concernant les fumeurs dans les lieux publics (essentiellement fermés) et sur les lieux de travail. Tout cela non plus n'a pas suffi, et partout en Europe, on constate après des années de diminution substantielle du tabagisme (90% des hommes anglais fumaient en 1950, ils sont moins de 30% aujourd'hui), une certaine stagnation, comme un plateau asymptotique au-dessous duquel, semble-t-il, les campagnes et les mesures restrictives ne suffiraient plus.

Mais désormais, nous assistons probablement, avec l'arrivée des cigarettes électroniques, à une rupture majeure qui permet d'envisager la phase ultime, celle de l'interdiction totale et rapide du tabac fumé, avec peut-être la possibilité de son acceptation par la population. Des millions de vies sont en jeu. Et des dizaines de millions d'années de vie gâchées par la maladie aussi, par l'artérite des membres inférieurs, l'angine de poitrine, la bronchite obstructive, le cancer, les démences séniles d'origine vasculaires, les troubles de l'érection, les nouveaux-nés de petit poids, etc...

Je ne suis pas là pour faire la publicité de la consommation orale de tabac (je précise n'avoir aucun conflit d'intérêt en la matière). Le marketing de cette jeune industrie en pleine croissance s'en charge toute seule. Mais, je crois qu'il est inacceptable et probablement dira-t-on prochainement condamnable, de tergiverser plus longtemps, voire d'ergoter pour savoir si la cigarette électronique ne serait pas elle aussi dangereuse pour la santé, lorsque le comparateur est un tueur en série de l'efficacité du tabac que l'on fume. Les hommes Suédois depuis de très nombreuses années consomment le tabac en le chiquant, par voie orale. Ils appellent ces sachets de tabac qu'ils se mettent sous la langue des Snus. Ils ont même exigé dans leur traité d'adhésion à l'Europe (dans laquelle le tabac oral est interdit à la vente, comme si il s'agissait d'une drogue illicite) la condition d'avoir le droit de continuer à produire et vendre leurs Snus, pour leur marché national. Ainsi, couplé avec une politique publique vigoureuse contre le tabac fumé, moins de 17% des hommes suédois fument (mais autant chiquent les Snus). Résultat, aujourd'hui, les Suédois ont le plus faible taux de mortalité par cancer du poumon de l'OCDE (3 fois moindre que la moyenne) et de cancer ORL (5 fois moins). Ce n'est pas rien. C'est surtout un argument très puissant pour penser que le tabac oral est d'une dangerosité - si il était dangereux - très largement moindre que le tabac fumé. Le match n'était d'ailleurs pas difficile à gagner, car face à la cigarette que l'on fume, il n'y a pas grand chose de plus dangereux qu'il nous est possible de consommer légalement dans nos contrées. Il n'est pas beaucoup d'autres tueurs plus implaccable.

La cigarette électronique se taille des parts de marché spectaculaires aujourd'hui en France. Cela inquiète les buralistes et certains tabatiers qui n'ont pas vu le vent venir. C'est "chic" (si j'ose dire) le tabac oral aujourd'hui. Un peu comme les capsules en aluminium de café, on entend presque déjà un acteur fétiche nous demander "Et puis, quoi d'autre ?". Réduit-elle le risque lié à la consommation de tabac de 90% voire de 99% ? On le saura bientôt, car les études vont fleurir.

Quel ministre de la santé courageuse (ou courageux) va prendre l'initiative en premier d'interdire le tabac dans son pays ? Ou quel maire dans sa ville ? En proposant naturellement, la substitution par les consommations orales de tabac. L'addiction à la nicotine est un fait de société. Comme celle à la caféine. Faut-il lutter contre ? Ce n'est pas certain. Il est même probable que non. La santé publique n'est pas une nouvelle morale publique. Si l'addiction à la nicotine n'a pas de conséquence notable sur la santé, notamment une fois le tabac fumé interdit, ce n'est plus une question du ressort des professionnels de santé publique. Si grâce à la substitution, de nouveaux métiers, de nouvelles industries fleurissent, ou si les anciennes retombent sur leurs pieds, ce n'est plus non plus de son ressort. L'industrie du tabac est à blâmer lorsqu'elle continue à produire et à vendre du tabac à fumer, celui qui tue irrémédiablement. Si elle ne produit que la nicotine des substituts nicotiniques et des cigarettes électroniques, alors elle peut contribuer à la santé publique.

Le signe encourageant est qu'en l'absence de courage de nos politiques sur cette question, le marché fait le travail. Mais plus lentement. Le nombre de consommateurs de cigarettes électroniques explose exponentiellement. Un jour, sans y avoir prêté attention, la France se retrouvera peut-être, malgré elle si je puis dire, comme la Suède, avec une large proportion de fumeurs électroniques pour le plus grand bien de leur santé, car encore une fois, répétons-le rien ne peut être pire que la cigarette fumée du siècle dernier.

Alors de grâce, pour une fois que le principe de précaution, inscrit dans notre Constitution, pourrait sauver des millions de vies, appliquons-le ! N'attendons pas de savoir à la troisième décimale près les bienfaits du tabac oral et de la cigarette électronique sur la santé pour décider d'interdire rapidement et totalement le tabac fumé sous toutes ses formes et de proposer de le substituer par une consommation orale de tabac qui laissera leur addiction à la nicotine à ceux qui en ont fait le choix éclairé de la garder.

 

 

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Publié dans E-Cigarette et Santé

Publié le 25/05/2013 11:20:36
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